Avancer sans tout prévoir, est-ce de l’inconscience?

Durant mes études, mon prof d’économie à l’Uni de Fribourg m’a appris que si je voulais « réussir » dans la vie, il fallait que j’apprenne à planifier, et idéalement, tout planifier.

Depuis, je n’ai cessé de lire les mérites des plans, de découvrir des apps qui permettent de planifier: les finances, les projets, la carrière, les gens à voir, les menus à la maison, la liste des courses, bref, tout.
Plus tu planifies, plus tu fais l’admiration de tes chefs et de tes ami-e-s cigales.

Donc il est hors de question d’avancer sans prévoir, de surcroît dans  un contexte incertain car ne pas prévoir, c’est trop dan-ge-reux ! Et pour certaines personnes, ne pas prévoir, ne pas planifier, c’est flippant et insécurisant.

Sauf que, en vrai (quelle expression), tu ne réussis pas-plus-mieux en planifiant tout.

 

Qui n’a pas connu la pression de présenter un plan (presque) parfait? Dans mon cas, c’était la stratégie et les tactiques marketing. Les équipes présentaient des chiffres et les balises sur feuille Excel (en pivot croisés), avec prévision d’impacts et le ROI. Plus leurs prévisions étaient précises, plus c’était crédible. On avait l’impression d’avoir mâté la réalité. Le controlling financier appuyait.

Mais la réalité, elle, est plus sauvage et désordonnée que nos feuilles de calculs.

Les projets déraillent*. Les priorités changent. Il est de notoriété publique dans les business schools de dire que le 80% des projets échouent. Les raisons sont multiples, certaines causes paraissent évitables on y mettant de l’attention. Mais pas mal d’autres causes sont des surprises qui surgissent: inondation, augmentation brutale du prix des matières premières et des droits de douane, blocage d’un port, etc.

Alors, est-ce qu’il existe une autre manière d’avancer dans ce monde complexe, incertain et mouvant sans passer autant de temps sur la planif ?

Oui. Et elle commence par un renversement de perspective : arrêter de vouloir tout contrôler pour apprendre à dialoguer – danser avec le non-connu.

C’est contre-intuitif. Dans une culture où on valorise la planification, la vitesse, et la réactivité, la Théorie U dOtto Scharmer propose autre chose : ralentir pour mieux écouter.

Scharmer parle de « presencing », une posture où l’on suspend les automatismes, où l’on écoute profondément  les autres, le contexte, soi-même pour laisser émerger ce qui est prêt à naître. On plonge au fond du U pour ensuite remonter avec un acte créateur qui n’est pas issu de notre volonté seule, mais d’un lien profond au réel.

Ce n’est pas du lâcher-prise passif. La théorie U prône une discipline d’attention qui demande courage et humilité. J’ai vu des leaders transformer leur posture en acceptant de ne pas avoir toutes les réponses, en créant un espace pour que l’intelligence collective fasse surface. C’est là que les vraies innovations naissent. La Théorie U, c’est l’art de sortir de la réaction pour entrer dans la création.

Tu veux un exemple? Une de mes clientes est spécialisée en rénovation de vielles battisses. Alors qu’elle est sur un projet, un décès inopiné arrête tout. Les héritiers se battent pour savoir qui aura la maison. ils doivent s’entendre car la maison a besoin de rénovation et d’entretien. Prise en tenaille, ma client voit une opportunité: les aider à comprendre concrètement les plus et les moins et à agir sur le plan juridique immobilier. Elle n’y avait JAMAIS pensé auparavant. Elle a senti et inventé un truc qui émergeait. Aujourd’hui cette régulation de litiges représente une partie de son business.

En parlant de chaos et de non-connu, Nassim Nicholas Taleb va plus loin que la théorie U. Pour lui, certains systèmes et certaines personnes profitent ( au sens se nourrissent) du désordre et du non-connu. Elles ne sont pas juste résilientes, elles sont ANTI-FRAGILES.

Elles ont développé cette capacité à devenir plus forte après un choc, à se trans-former, à apprendre, à se développer. Non pas à cause d’une incertitude subie, mais grâce à elle.( voir mon article ici)

Tu as sûrement connu ces moments : un projet s’effondre, une certitude tombe, un imprévu surgit… C’est la cata. Et pourtant, quelque chose se révèle. Une ressource nouvelle, une idée inattendue, un réajustement salvateur. Si tu ne t’es pas effondrée, c’est peut-être parce que tu es déjà plus anti-fragile que tu ne le crois. Taleb rappelle que vouloir supprimer tout risque nous rend plus vulnérables. À force de lisser, d’aseptiser, de tout prédire, on perd la capacité d’improviser, de rebondir, d’innover.

L’anti-fragilité, est une forme de clairvoyance dynamique qui permet d’intégrer les chocs comme matière à transformation, comme danser avec un-e inconnu-e …!

Pour explorer et entreprendre, on ne peut pas compter sur un GPS qui va nous mener sur des chemins connus. C’est l’idée au cœur de l’effectuation, une théorie développée par Saras Sarasvathy après avoir étudié des d’entrepreneurs aguerris.

Surprise : la majorité ne suit pas de plans rigides. Ils avancent avec ce qu’ils ont, construisent en chemin, s’adaptent en temps réel. Ne pensent pas à ce qui manque et à ce qu’il faudrait encore … (ce concept m’aide beaucoup encore aujourd’hui dans mes différentes activités😁).

Les cinq principes qu’elle a dégagés, si elles ne sont pas des recettes, sont pour le moins des préceptes pour l’action.

 

  1. Bird-in-hand : commence avec qui tu es, ce que tu sais faire, et qui tu connais. Ceci vient d’une expression anglaise qui dit en substance « un tien vaut mieux que deux tu l’auras… » (a bird in the hand is worth two in the bush)

  2. Affordable loss : mise sur ce que tu es prête à perdre, pas sur ce que tu espères gagner. Cette idée évite à la dopamine de s’envoler (voir mon article sur la dopamine).

  3. Crazy quilt : forme un patchwork d’alliances avec les personnes que tu croises, celles et ceux qui sont prêts à coconstruire avec toi.

  4. Lemonade : transforme les surprises (même désagréables) en ressources. Ça vient d’une expression qui dit: quand la vie te donne des citrons (même acides)… fais en une limonade! (« when life gives you lemons, make lemonade »).

  5. Pilot-in-the-plane : tu n’es pas spectatrice du changement. Tu en es actrice. C’est toi qui pilote ton avion. personne d’autre.

 

L’effectuation est donc une philosophie d’action par opposition à une stratégie de la planification des actions. C’est une manière de dire : je ne sais pas où ça va exactement, mais je commence, j’avance, et je reste attentive aux signaux.

Ce que nous disent toutes ces approches — Scharmer, Taleb, Sarasvathy — c’est que l’incertitude n’est pas un problème à résoudre, mais un espace à habiter. C’est assez oriental comme idée. On quitte le monde séquentiel (newton?) pour entrer dans l’organique où tout est en lien avec tout.

En leadership comme dans la vie, vouloir tout contrôler nous épuise. Avis aux perfectionnistes! À l’inverse, apprendre à composer avec le vivant, écouter ce qui émerge, transformer les imprévus en chemins nouveaux, c’est, pour moi, retrouver notre puissance. Une puissance sobre, reliée, engagée.

Alors, demain, plutôt que de chercher à sécuriser tout ton périmètre, si tu osais faire un pas dans le brouillard ? Tu irais où?

Les références:

* L’étude du PMI révèle que 48 % des projets sont considérés comme réussis, tandis que 40 % se situent dans une zone grise – ni échec, ni réussite – et 12 % sont des échecs purs et simples.
Otto Scharmer, Theory U: Leading from the Future as It Emerges (MIT, 2007)


Nassim Nicholas Taleb, Antifragile: Things That Gain from Disorder (Random House, 2012)
Saras Sarasvathy, Effectuation: Elements of Entrepreneurial Expertise (2008)

Cet article est une goutte dans l’océan ET l’océan est composé de gouttes.