Quand persuader n’est plus adéquat, on revisite la théorie

Pourquoi reparler de persuasion aujourd’hui ??

Il y a quarante ans, Robert Cialdini a mis des mots sur ce que nous faisions tous sans le savoir : influencer.
J’avais été profondément impressionnée par la simplicité de sa théorie que je voyais à l’œuvre autour de moi, de façon manifeste.

Ses 7 principes réciprocité, cohérence, rareté, autorité, preuve sociale, sympathie et unité ont façonné la manière dont les marketeurs, les vendeurs et les managers cherchaient à faire dire “oui”.
J’enseigne les leviers de Cialdini dans mes cours « S’exprimer avec impact ».  Les participants sont invités à nous vendre un projet difficile à faire passer. Les leviers leur donnent des piliers sur lesquels articuler des arguments.  Ce chablon leur donne ce sentiment de pouvoir, enfin, d’influencer toutes les typologies de personnalités. Donc ils adorent l’exercice.

Ce texte relit les principes de Cialdini à la lumière du leadership telle que je l’entends: conscient et responsable.

Les 7 principes de Cialdini

Avant de les revisiter, je te montre la structure originale.

Cialdini les a formulés à partir de l’observation de comportements humains universels :

Principe Idée clé Exemple marketing
Réciprocité On se sent redevable de rendre un cadeau, une faveur. Un échantillon offert → achat plus probable. Un apéro gratuit → plus de dépenses sur le menu.
Cohérence On veut rester fidèle à nos engagements et à ce qu’on a annoncé (valeurs, principes). “Vous voulez protéger la planète ? Alors optez pour ceci !”
Rareté On valorise ce qui est rare, on ne veut pas rater une opportunité. Ce qui est rare paraît précieux. “Offre valable jusqu’à ce soir.” “Plus que X places !”
Autorité On croit les experts, les scientifiques, les sachants. “Recommandé par 9 médecins sur 10.”
Preuve sociale On imite les autres. On veut être inclus, pas dissocié. On suppose que la masse a raison. “Plus d’un million d’utilisateurs.” “Nos meilleures ventes.”
Sympathie On dit oui à ceux qu’on aime bien, avec qui on a des affinités, les mêmes goûts. Publicité avec une personnalité attachante.
Unité On aide ceux avec qui on se sent “un”, dont on partage la tribu, la guilde. “Créé par des créateurs pour des créateurs.”

Dans ta vie quotidienne – et pas seulement au travail –, tu repères vite les rouages de Cialdini : invitations apparemment innocentes, offres limitées dans le temps, compliments un peu trop bien placés.

Les neurosciences ont largement expliqué pourquoi ces mécanismes t’orientent vers le “oui” et comment la récompense facile – les likes, les clics, les micro-satisfactions – peut court-circuiter ta réflexion.

Dans les organisations, c’est encore plus frappant : l’accélération des demandes et la complexité des processus saturent ton attention. Convaincre n’a plus tout à fait la même saveur : quand on t’aligne les arguments très vite, tu n’as même plus le temps de réfléchir… et en vrai, tu réalises parfois après coup : « Ah zut, je n’aurais pas dû dire oui. »

Ces leviers sont devenus la base de la communication persuasive, avec des résultats – à court terme, incontestables.

Mais avec une intention mal posée — ces clés de la persuasion pourraient réveiller la méfiance.


 

Les principes de Cialdini « augmentés »

Dès que je sens un truc  au niveau de ma boussole intérieure (humaniste s’il fallait la qualifier), l’envie de chercher se réveille.

Tu me connais: j’adore apprendre, lire, croiser les approches. En révisant mon cours sur “s’exprimer avec impact”, j’ai eu un vrai déclic : et si ces leviers arrêtaient d’être un arsenal pour faire dire “oui” et devenaient une façon plus éthique, moins mercantile, plus relationnelle d’entrer en lien ?

Depuis, je ne présente plus Cialdini de la même manière. Quand tu utilises un outil d’influence, ce qui change tout, c’est ton intention : cherches-tu à prendre le pouvoir sur l’autre ou à construire le pouvoir avec lui ?

C’est dans cet esprit que je te propose de revisiter ses principes : voir comment ils se transforment quand on quitte le champ du Power Over pour entrer dans un leadership conscient, du côté du Power With.

Pilier classique Lecture contemporaine Référence inspirante
Réciprocité ➤ De “je te donne, tu me donnes” à “je reconnais ta contribution”. La gratitude sincère crée bien plus d’engagement que l’échange implicite. Adam Grant – Give and Take
Cohérence ➤ De la logique à l’alignement. Ce qu’on attend, ce ne sont plus des leaders simplement cohérents, mais intègres, dont les valeurs transpirent dans chaque décision. Brené Brown – Dare to Lead
Rareté ➤ De la peur de manquer à la clarté du choix. Dans un monde saturé, le vrai luxe, c’est le sens : choisir consciemment à quoi tu dis oui, et à quoi tu acceptes de dire non. Greg McKeown – Essentialism
Autorité ➤ Du statut à la crédibilité. L’expertise seule ne suffit plus : on suit celles et ceux qui écoutent et apprennent. Frances Frei & Anne Morriss – *Unleashed: *The Unapologetic Leader’s Guide to Empowering Everyone Around You
Preuve sociale ➤ Du mimétisme à la co-construction. Les équipes n’ont plus besoin de modèles : elles veulent faire partie du modèle. Frédéric Laloux – Reinventing Organizations
Sympathie ➤ De la séduction à la sincérité. Le charisme devient une qualité de présence qui met en confiance. Otto Scharmer – Theory U
Unité ➤ Du simple sentiment d’appartenance à la culture partagée. L’unité ne se décrète pas, elle se cultive. Edgar Schein – Organizational Culture and Leadership

Cette évolution m’inspire quelque chose de profond :
J’ai l’impression que nous devons passer d’un pouvoir d’influence (power over : si je t’influence, c’est que je sais) à un pouvoir de reliance (power-with: construisons ensemble). Ce qui exige de l’humilité et de l’espace pour nous dégager de l’escalvage du temps (voir « leadership is language », « red work », « blue work » !)

 


1. Réciprocité → Reconnaître la contribution

En version “marketing”, la réciprocité crée une forme de dette : je t’ai donné quelque chose, tu me dois quelque chose.
En management, cette logique contractuelle devient toxique : elle nourrit les jeux de pouvoir, les non-dits, les ressentiments.

La réciprocité réinventée, c’est la reconnaissance explicite de la contribution.
Dire :

  • « J’ai vu le soin que tu as mis dans ce dossier. »
  • « Sans ta préparation, la réunion n’aurait pas eu cette clarté. »

Tu ne donnes pas pour obtenir. Tu donnes pour rendre visible, pour légitimer. Et, paradoxalement, c’est ça qui crée un engagement durable.
Adam Grant le montre très bien : les environnements où l’on donne sans calcul sont ceux où la performance et la coopération montent en flèche. (Va voir mon article sur le feedback L’énergie du feedback positif  et mon cours

 


2. Cohérence → Alignement et intégrité

Pendant longtemps, on a glorifié une cohérence rationnelle : un bon chef est logique, constant, prévisible.
Le problème, c’est que le contexte bouge plus vite que nos décisions. Tu peux rester parfaitement cohérente avec ce que tu as décidé il y a six mois… alors que la réalité a complètement changé entre-temps. Avec le cadre Cynefin, on dirait que tu appliques une réponse “logique” à une situation devenue complexe : ta cohérence rationnelle d’hier est simplement invalidée par la réalité d’aujourd’hui.

Ce dont les équipes ont besoin aujourd’hui, c’est d’intégrité :

  • Tu annonces la transparence, tu racontes aussi les mauvaises nouvelles.
  • Tu valorises l’équilibre de vie, tu ne glorifies pas les mails à 23h.
  • Tu parles de confiance, tu acceptes de déléguer réellement.

L’alignement, c’est quand ce que tu dis, ce que tu décides et ce que tu incarnes racontent la même histoire.
Brené Brown parle d’intégrité quand tu oses choisir ce qui est juste, même au prix de ton confort. Tes équipes le sentent immédiatement.

 


3. Rareté → Choix clairs et priorités assumées

La version classique de la rareté joue sur la peur de manquer : vite, ou tu vas rater ta chance !
Dans le management, cette dynamique alimente l’urgence permanente, la FOMO organisationnelle : tout est prioritaire, tout est urgent, tout est “stratégique”.

Le leadership contemporain, lui, s’appuie sur la rareté de l’attention et du temps de qualité.
Ta ressource rare, ce n’est pas l’offre, c’est ta capacité à dire :

  • « Voilà ce que nous ne ferons pas. »
  • « Cette opportunité est séduisante, mais elle ne sert pas notre cap. »

La rareté devient un filtre pour clarifier : chaque oui que tu prononces est un non caché à autre chose. Greg McKeown parle d’essentialisme : arrêter de courir après toutes les opportunités séduisantes pour protéger ce qui est vraiment essentiel, et concentrer l’énergie collective sur ce qui a vraiment de l’impact, plutôt que de diluer tout le monde dans dix chantiers médiocres.

 


4. Autorité → Crédibilité et humilité

L’autorité “à l’ancienne” repose sur le statut, le titre, le diplôme, l’expertise technique.
Or, tu le vois tous les jours : l’expertise ne suffit plus à embarquer les gens. Ce changement de paradigme a commencé avec l’arrivée de la génération Y dans le monde du travail, et  se renforce..

La crédibilité moderne se construit autrement :

  • tu as l’expérience, tu es compétente certes
  • mais tu sais aussi dire “je ne sais pas”,
  • tu poses des questions,
  • tu écoutes vraiment les signaux faibles de ton équipe
  • tu es curieuse

On suit les leaders qui savent se remettre en question sans se désintégrer, celles qui n’ont pas besoin d’écraser les autres pour exister. Le vrai leadership ne parle pas de toi : il se mesure à ta capacité à donner du pouvoir aux autres et à libérer pleinement le potentiel des personnes qui t’entourent.
Frei & Morriss montrent bien que la confiance repose sur un trio : authenticité, logique, empathie. La “logique”, ici, c’est simplement le fait que ton raisonnement est compréhensible et que tes décisions tiennent debout. Retire l’un des trois, l’autorité s’effondre.

 


5. Preuve sociale → Co-construction et appropriation

En marketing, la preuve sociale dit : si tout le monde le fait, fais-le aussi.
Dans un environnement complexe, cette logique de copier-coller peut devenir dangereuse : tu reproduis des “best practices” qui ne correspondent pas à ta réalité.

En leadership, la preuve sociale se transforme en co-construction :

  • Tu ne présentes pas un modèle clé en main à ton équipe.
  • Tu l’invites à contribuer, à adapter, à questionner.
  • Tu construis un cadre, pas une cage.

Les équipes ne veulent plus suivre un modèle idéal sorti d’un livre : elles veulent participer à la création du modèle local, du “comment nous, ici, nous allons faire”.
C’est tout l’esprit des organisations décrites par Frédéric Laloux dans Reinventing Organizations : la structure devient vivante parce que les personnes qui y travaillent la façonnent en continu.

 


6. Sympathie → Sincérité et présence

La sympathie utilisée comme levier de persuasion flirte vite avec la manipulation : sourire de façade, “bon délire” en surface, alors que les décisions se prennent ailleurs, entre quelques personnes.

En leadership, il ne suffit pas d’être sympathique ou d’être aimé ; tes équipes attendent de la sincérité.
Cela passe par :

  • une présence réelle en réunion (pas les yeux rivés sur ton téléphone),
  • la capacité à entendre un désaccord sans le sanctionner,
  • le courage de nommer une tension sans tourner autour du pot.

Le charisme, dans ce contexte, est une qualité de présence : l’énergie qui circule quand tu es pleinement alignée avec ce que tu dis. Otto Scharmer parle de présence comme d’une qualité d’attention qui change la conversation : quand tu es vraiment là, disponible à ce qui émerge, ce n’est plus toi qui cherches à briller, c’est la situation qui peut évoluer.

 


7. Unité → Culture vivante et responsabilité partagée

Enfin, l’unité.
Version marketing : nous faisons tous partie de la même communauté, alors achète comme nous.
Version leadership conscient : quelle culture voulons-nous vraiment nourrir ensemble ?

L’unité ne se décrète pas à coups de slogans ou de posters inspirants. Elle se construit :

  • dans la façon dont on se parle au quotidien,
  • dans la manière de traiter les erreurs,
  • dans la cohérence entre ce qui est célébré et ce qui est sanctionné.

Edgar Schein le rappelle : une culture, ce sont des comportements qui se répètent et qui sont validés par le système.
Quand tu alignes tes rituels, tes décisions et tes symboles avec les valeurs que tu affiches, l’unité devient tangible. Tu ne demandes pas aux gens d’adhérer, tu leur donnes envie de contribuer.

 


De la persuasion à la mobilisation

Revenir à Cialdini aujourd’hui, ce n’a rien d’archéologique du côté du marketing.
C’est reconnaître que ces sept leviers touchent à quelque chose de profondément humain… et décider en conscience comment tu veux les utiliser.

Tu peux t’en servir pour pousser, presser, forcer la main.
Ou tu peux les transformer en leviers de reliance :

  • reconnaître plutôt que marchander,
  • t’aligner plutôt que te justifier,
  • clarifier plutôt qu’agiter l’urgence,
  • écouter plutôt qu’imposer,
  • co-construire plutôt que copier,
  • être sincère plutôt que plaire,
  • cultiver une culture vivante plutôt que brandir des valeurs.

C’est là que le leadership change de nature : tu ne cherches plus à faire dire “oui” à tout prix.
Tu crées les conditions pour que les personnes autour de toi puissent dire un vrai oui, réfléchi, responsable, et parfois un non argumenté qui fait grandir le système.

 


Et maintenant ?

Connect the dots ! Remets tout ceci en lien :

  • dans la façon dont tu donnes du feedback,

  • dans la manière dont tu lances un projet,

  • dans la manière dont tu gères les désaccords et les résistances.

Relire les principes de Cialdini à la lumière du leadership conscient, c’est les amener là où tout se joue vraiment : dans tes décisions, tes conversations, tes arbitrages quotidiens.

Tu as compris : dans le contexte actuel,  je te recommande de t’éloigner de la notion de power over « con-vaincre » et de te positionner en power-with, sans trahir qui tu es,  afin de mobiliser l’intelligence des personnes qui t’entourent.

C’est là que ton leadership devient positivement contagieux.
Et c’est là que je t’envoie toute ma gratitude car ainsi tu participes à construire un monde moins violent et  belliqueux 😉.